Chapitre Premier, DIE ONCE MORE

Un nouveau continent, une nouvelle ville, une nouvelle vie. C’est en tout cas ce que j’espérais.

J’ai renoncé à mes amis, à mon pays, à l’endroit où j’ai vécu près d’un siècle pour fuir une fille d’à peine dix-sept printemps. J’ai mis un océan entre nous avant de m’apercevoir que ça ne suffisait pas.

Nous avons inversé les rôles. Kate s’est installée à Paris et moi, à New York. Mais au fond, rien n’a changé. C’est comme si elle n’avait jamais quitté cette ville. Elle la hante. Elle est partout.

Depuis une semaine que j’arpente les rues, j’ai l’impression de l’avoir croisée cent fois. J’entends son accent quand des lycéennes bavardent bruyamment dans le métro ; dans les quartiers branchés de Manhattan, les ados arborent le même uniforme (tee-shirt, jean slim et Converses). Elle se cache derrière chacun d’eux. Je sens son regard dans leurs yeux moqueurs qui rient de mon amour défendu. Parce qu’elle a donné son cœur à un autre. À mon meilleur ami, Vincent. J’ai beau l’aimer comme un frère, je suis presque soulagé que six mille kilomètres nous séparent.

Perché sur le toit de ce gigantesque bâtiment, je resserre le col de mon manteau et me penche par-dessus la rambarde. En bas, l’East River parsemé de fragments de glace ressemble à ces cocktails granités dont les New-Yorkais raffolent. En cette première semaine de Mars, j’imagine le ciel parisien plombé par une couverture maussade. À Brooklyn, où le jour se le lève à peine, l’horizon est d’un bleu étincelant. Les reflets qu’il fait miroiter sur l’eau me brûlent les yeux. Ils m’arrachent des larmes. Ou, du moins, ils me donnent une excuse pour en essuyer quelques-unes.

Un sifflement retentit derrière moi. Faust, un membre de mon nouveau clan, me guette près de la cage d’escalier, dont la silhouette se dresse dans la pénombre comme une pierre tombale. Je le rejoins en contournant les braseros et la piscine olympique bâchés pour l’hiver, en attendant le retour des jours beaux et des soirées à ciel ouvert. Ces soirées, qui semblent ne jamais finir… New York est une fête.

Pour la centième fois, je me demande ce que je suis venu faire ici. Une seule réponse : survivre. Et un seul moyen d’y parvenir…

— Le Conseil va te recevoir, m’annonce Faust.

Avec une tape amicale, il m’entraîne vers la porte.

— Quelque chose m’échappe, continue-t-il. Toi et les tiens débarquez à New York la semaine dernière pour tenter de réincarner Vincent. Une fois la mission accomplie, il repart avec les autres, mais tu décides de rester à New York chez Frank et Myra. Puis, lorsque Vincent te réclame à Paris, tu passes à peine vingt-quatre heures sur place avant de revenir ?

Je fais mine de ne pas comprendre.

— C’est pourtant simple. Les miens avaient besoin de moi pour affronter Violette et son armée.

— Bien sûr, acquiesce-t-il. Difficile de refuser leur requête, surtout pour prendre part au combat du siècle entre numas et bardias de Paris. J’aurais donné cher pour voir le Champion à l’œuvre.

— Tout s’est passé très vite… Seuls douze d’entre nous ont embarqué pour la France dans l’avion de Gold. Si j’avais anticipé l’ampleur des événements, j’aurais emmené davantage de New-yorkais avec moi.

— Frank et Myra ont décidé de rester quelque temps à Paris, je crois, poursuit Faust, les yeux brillants d’envie. Rappelle-moi pourquoi tu t’es précipité pour rentrer, au lieu de fêter la victoire avec eux ?

Il m’interroge du regard, mais mon expression désabusée le dissuade d’insister.

— Votre Champion ne serait pas de trop, à New York, marmonne-t-il après un silence. Ici, les nouvelles ne sont pas réjouissantes. Mais tu le sais sûrement.

Nous descendons six longues volées de marches. Cet ancien entrepôt occupe tout un pâté de maisons. Faust m’en explique le plan.

— Tu as déjà vu le toit. En dessous, au 6e étage, se trouve l’espace polyvalent : c’est notre salle d’exposition, de concert et, comme tu as pu le constater, le Q.G officiel de nos soirées. C’est l’unique endroit accessible aux mortels. Voilà pourquoi il possède un escalier et un ascenseur à part, qui ne desservent pas les autres niveaux.

Faust désigne de vastes monte-charge avec des grilles en métal.

— Ils mènent au sous-sol. Crois-moi, il vaut le coup d’œil. Il est si gigantesque qu’il était équipé de rails, encore visibles aujourd’hui, pour acheminer les marchandises. Côté fleuve, nous disposons d’un débarcadère privé, ainsi que d’une dizaine d’ambulances. C’est aussi là que nous entreposons l’arsenal. Bref, tout ce qui est top secret et doit rester à l’abri des regards se situe sous terre.

Au rez-de-chaussée, nous empruntons un dédale de couloirs grisâtres pour traverser l’immeuble. J’en profite pour tenter de cerner mon compagnon. Je note sa démarche presque militaire, moins raide que celle d’un soldat ou d’un policier. Il se déhanche d’un pas vif, le dos droit, les bras légèrement écartés, comme si ses muscles gênaient ses mouvements. Bien charpenté, il a manifestement passé de longues heures dans les salles de sport. Comme beaucoup ici, il a succombé à la mode des favoris : des pattes taillées en pointes lui encadrent le visage. Si je devais deviner, je l’imaginerais tout à fait en pompier. L’était-il de son vivant ?

— Maintenant que tu connais l’agencement de l’Entrepôt, laisse-moi t’expliquer comment il fonctionne. C’est un édifice classé, en béton armé, construit en 1913 par une société de grande distribution, puis abandonné dans les années 50. Gold l’a racheté pour une bouchée de pain et en a fait notre repaire. Personne n’a soupçonné notre présence jusqu’aux années 90… à l’époque où nous avons décidé d’en faire un lieu… ouvert.

Je perçois des voix à l’autre bout du couloir.

— Pour le monde extérieur, nous sommes une communauté d’artistes, de musiciens, de jeunes entrepreneurs indépendants et créatifs pris en charge par une fondation qui nous offre un cadre de vie et de travail unique. En retour, nous en faisons un espace d’échange en organisant des expositions, des concerts, sans parler de nos événements mensuels, aussi connus sous le nom de « fêtes de quartier », comme celle d’hier, explique-t-il avec un sourire.

La soirée épique s’est achevée quelques heures plus tôt. À mon arrivée de l’aéroport, elle battait son plein. J’ai fendu la foule, attrapé un verre au passage avant de m’isoler sur le toit. Au petit matin, j’ai aperçu un escadron de voitures des revenants qui raccompagnaient les derniers fêtards jusqu’à leur domicile.

Moi, je n’avais pas le cœur à m’amuser. La violence de l’ultime affrontement, la disparition brutale de notre chef, Jean-Baptiste, restaient gravées dans mon esprit. Et au milieu de ce carnage, ma Kate, saisissante de beauté et de courage, sa mortalité à jamais perdue. Il me faudra du temps pour panser mes plaies. Pour me souvenir. Et faire mon deuil.

La voix de Faust me ramène à l’instant présent.

— C’est le meilleur réseau d’espionnage qui soit. Les habitants du quartier nous donnent sans le savoir de précieuses indications. Après chacune de nos « soirées », le Conseil se réunit afin de partager ces informations. C’est l’occasion idéale pour te souhaiter officiellement la bienvenue parmi nous.

Nous entrons dans une salle lumineuse, qui occupe toute la largeur du bâtiment et surplombe le fleuve. Une cuisine assez vaste pour fournir plusieurs restaurants est aménagée au fond, le long du mur. Entre elle et les baies vitrées qui s’étendent du sol au plafond, une cinquantaine de tables sont disposées avec goût autour d’arbustes en pots, décorés de guirlandes lumineuses.

— Je t’abandonne ici, m’annonce Faust.

Il me montre plusieurs tables rassemblées en cercle, où une dizaine de membres de mon nouveau clan m’attendent dans un silence solennel. Je m’avance vers la place laissée vacante, qui m’offre une vue imprenable sur l’East River.

Face à moi, une silhouette familière, vêtue de blanc, se lève pour me saluer.

— Bardias des cinq arrondissements  de New York, annonce Théodore Gold, j’ai l’honneur de vous présenter Jules Marchenoir, membre de longue date du clan parisien. Constatez par vous-même : son aura le désigne comme l’un des nôtres. Je le connais personnellement et je peux témoigner de son intégrité ainsi que de l’estime que lui portent les siens.

Un solide gaillard, qui pourrait être le frère aîné d’Ambrose, intervient.

— Et moi je peux témoigner de sa capacité à séduire la population féminine de Londres d’un claquement de doigts, déclare-t-il, provoquant l’hilarité générale.

Il me tend le poing, nous échangeons un geste complice et je m’installe près de lui.

— Nous nous sommes rencontrés au congrès de Londres, en 1997, me rappelle-t-il. Coleman Bailey, émeutes de Harlem en 43.

Il confirme cette habitude typiquement américaine : ici, les revenants se présentent en précisant les circonstances de leur toute première mort.

Amusé, Gold se rassoit et reprend :

— Navré si tout ceci te semble un peu formel, Jules. Nous avons un protocole particulier pour intégrer les nouveaux venus au clan new-yorkais. Outre le fort taux d’immigration dans le pays, nos concitoyens américains ont aussi la bougeotte, ce qui nécessite un peu d’organisation.

Je hoche la tête et accepte le verre d’eau que me propose mon voisin de gauche.

— Sur le Vieux Continent aussi, les traditions ont la vie dure, dis-je d’un air détaché.

C’est précisément le scénario que je redoutais : focaliser l’attention. Me retrouver contraint de me justifier devant des étrangers, dans une langue qui n’est pas la mienne, alors que j’ai l’esprit tourmenté et le cœur en morceaux. Au fond, c’est peut-être un mal pour un bien. Si je veux rester, ils doivent comprendre pourquoi.

Mon expression a dû me trahir, car je sens de la compassion dans leurs regards.

— La disparition de Jean-Baptiste nous a beaucoup affectés, déclare alors une femme.

Les autres acquiescent et m’adressent quelques mots de réconfort.

— Nous serons brefs, m’assure Gold. Nous ne mènerons pas d’enquête approfondie. Les clans américains n’ont pas de « chefs » officiels, comme en Europe. Ici, tout se décide par voie démocratique. N’importe quel revenant new-yorkais animé depuis plus de vingt ans peut intégrer le Conseil qui détient seul le pouvoir. Par habitude, je sers de porte-parole, puisque je suis l’historien du clan – un peu comme Gaspard chez vous.

Gold s’interrompt pour jeter un coup d’œil à ses pairs, comme s’il attendait que l’un d’eux ajoute quelque chose, mais personne n’intervient.

— Tu as manifesté le désir de t’établir parmi nous. Combien de temps penses-tu rester ?

Nous y voilà, me dis-je.

— Une durée indéterminée. Si vous êtes disposés à m’accueillir.

Théodore m’observe avec intérêt.

— Peux-tu nous expliquer le motif de ta venue ? objecte un membre du Conseil.

— J’avais besoin de m’éloigner de Paris.

— Les tiens n’auraient-ils pas préféré te savoir plus près d’eux… quelque part en France ? insiste-t-elle.

— Pour l’instant, je voulais vraiment… prendre de la distance.

L’entretien s’annonce plus délicat que prévu. Si je m’exprimais dans ma langue maternelle, je pourrais glisser quelques sous-entendus et leur faire sentir que mes raisons ne regardent que moi. Mais face à ces visages bienveillants et pleins d’indulgence, je n’ai d’autre choix que de ravaler ma fierté. Rappelle-toi, me dis-je, ils ne sont pour rien dans tes problèmes.

— Il y a deux jours, les tiens t’ont demandé de revenir à Paris pour combattre à leurs côtés. Tu es cependant rentré à New York aussitôt après l’affrontement. Devons-nous en conclure que cet éloignement était volontaire et non une sanction de ton clan ?

Je formule soigneusement ma réponse.

— Ils auraient préféré que je reste. C’est moi qui ai décidé de quitter Paris. Mais j’ai leur bénédiction.

— En t’accueillant parmi nous, nous ne donnerons pas l’impression de prendre parti dans un conflit, entre vous ?

— Absolument pas.

Je comprends mieux ce qui les inquiétait.

— Nous voilà rassurés, renchérit l’un d’eux. C’est que… Vincent a succédé à Jean-Baptiste le jour même de ton départ. Nous redoutions une lutte de pouvoir…

J’esquisse un signe négatif.

— Vincent est taillé pour ce rôle. Il a tout mon soutien.

Ils attendent des précisions, mais je ne compte pas leur en fournir. Pas question de m’épancher devant eux, d’expliquer mes sentiments pour une fille qui en aime un autre ou d’avouer que je ne supporte plus de les voir ensemble.

Autour de la table, les membres du Conseil échangent des regards entendus, puis hochent la tête. Un moustachu prend la parole. Il parle avec un accent du Sud si prononcé que j’ai du mal à le comprendre.

— Frederick Mackenzie, Guerre de Sécession. Je suis l’intendant de l’Entrepôt. Jusqu’ici, tu séjournais à Greenpoint, chez Frank et Myra, que tu as rencontré lors d’une convention. Nous demandons cependant à toutes nos nouvelles recrues – qu’il s’agisse de revenants récemment animés ou d’« anciens » étrangers à notre communauté – de passer leurs six premiers mois au quartier général. Tu pourras ainsi te familiariser avec nos règles sans compromettre la sécurité du clan. Au terme de cette période, tu seras libre de rejoindre l’un de nos foyers dans les cinq arrondissements de la ville ou, à l’instar de nos pensionnaires les plus sociables, de rester ici.

Je hoche la tête en signe d’assentiment, puis il poursuit :

— Nos membres trop « jeunes » pour intégrer le Conseil assurent le relais auprès des nouveaux venus. Faustino, que tu connais déjà, s’occupera de toi. Il te fera visiter les lieux, t’expliquera notre règlement et te fournira ce dont tu as besoin. Y’a-t-il autre chose que nous puissions faire pour faciliter ta transition ?

Je ne sais que répondre. Ces gens sont si… efficaces.

La voisine de Gold me sauve la mise :

— Pour ceux qui ne l’auraient pas encore rencontré, Jules Marchenoir est un peintre de talent. Ceux d’entre nous qui pratiquent les arts plastiques pourront lui procurer le matériel nécessaire, l’aider à trouver un atelier et lui indiquer le jour et l’heure des séances de dessins d’après modèle.

Cette fille est d’une beauté renversante. Presque… exotique, avec ses longs cheveux de jais, sa peau cuivrée, ses yeux en amandes et ses pommettes saillantes. Je sonde ma mémoire, mais je suis certain de ne jamais l’avoir vue. Je m’en souviendrais. D’où peut-elle bien me connaître ?

Je la remercie. Elle me gratifie d’un signe de tête, les sourcils froncés, comme si mes paroles lui déplaisaient. À croire que je l’ai froissée.

C’est étrange. Nous nous sommes forcément déjà rencontrés – sans doute lors d’une convention. Aurais-je tenté de la séduire ? Ça ne me ressemble pas : je ne flirte qu’avec les mortelles. Qui courrait le risque de s’attirer les foudres d’une femme pour l’éternité ? Ou pire : qu’elle tombe amoureuse.

C’était du moins ma logique. Avant Kate. Elle m’a ouvert les yeux. À présent, j’échangerais toutes ces histoires sans lendemain pour être avec elle. Le cœur lourd, je pose malgré moi la main sur ma poitrine, sous les regards inquiets du Conseil. Ces gens me croient en deuil et je ne les contredis pas. D’une certaine manière, je le suis.

Gold brise le silence.

— Pas d’autres questions ? Parfait. Au nom de tout le clan, Jules, je te souhaite la bienvenue. Nous sommes ravis de ta présence parmi nous.

— Bienvenue ! répètent-ils tous en chœur.

Tous se lèvent. Certains viennent se présenter et m’interroger au sujet de notre Champion – Kate. Son avènement suscite la curiosité et je comprends vite qu’à New York, le conflit avec les numas prend la même tournure qu’à Paris.

J’observe la mystérieuse jeune femme. Maintenant que quelques personnes l’entourent, son visage sévère s’est illuminé.

D’ordinaire, ce beau brin de fille m’aurait attiré comme un aimant. Malgré mes propres règles, rien ne m’interdit d’échanger quelques plaisanteries ou compliments innocents. Un petit succès me ferait le plus grand bien. Mais non. Pas aujourd’hui. Je n’ai même pas le courage de l’aborder.

En redressant la tête, elle croise mon regard avec une froideur cinglante.

Quoi ? voudrais-je lui lancer, tandis que je hausse les épaules.

Elle a le culot de lever les yeux au ciel puis, de nouveau, se concentre sur son interlocuteur.

Désarçonné, je me tourne vers l’homme qui me tend la main et m’aperçois que je dois la serrer.

Faust reparaît et s’approche à mesure que la pièce se vide.

— Besoin d’aide ? me demande-t-il à voix basse.

— Oui. Je donnerais l’éternité pour sortir d’ici.

[1]I wanted to keep « boroughs » but not sure if it’s appropriate, as apparently it translate well, in the case of NYC, into « arrondissements ».